mardi 29 janvier 2013

Mariage des homosexuels : acquiescer n'est pas penser.

Le 28 janvier, Michel Onfray publiait un article enflammé sur le site du Nouvel Observateur. Le titre de son texte donnait le ton, ou plutôt, il le clamait : « Mariage des homosexuels : sodomites de tous les pays, unissons-nous ! ».



On dit Onfray philosophe. De fait, il semble désireux de jouer ce rôle honorable puisqu'il introduit son propos par une classique tentative de précision des termes du problème. Il remarque à juste titre qu'au sein de la guerre que se livrent pro et anti-mariage homosexuel, les insultes fusent et finissent par dévaloriser les termes mêmes dont elles se nourrissent. A force de tirer à coup « d'homophobe » sur tous ceux qui osent avouer leurs doutes sur le mariage homosexuel, on aurait oublié, selon Onfray, la signification véritable de cette insulte.



C'est pourquoi, il propose de se servir de la définition qu'en donne le linguiste et lexicographe Alain Rey dans son Dictionnaire culturel en langue française : « qui craint et déteste les homosexuels, l’homosexualité ». Dès lors, Onfray en conclut que quiconque est réfractaire à l'ouverture du mariage aux homosexuels peut être dit à juste titre homophobe puisque cela suppose une crainte et, inconsciemment ou non, une détestation envers les individus en question.



Or, cet argument nous semble mal fondé. En effet, on est en droit de trouver suspecte l'attitude qui consiste à renvoyer tous ceux qui refusent l'ouverture du mariage aux homosexuels du coté de la psychiatrie. Car c'est ce qu'est la phobie dont on les accuse : un usage du vocabulaire de la psychopathologie. L'individu phobique se caractérise par l'aversion très vive ou irraisonnée qu'il éprouve devant le même objet, la même personne ou une situation bien déterminée. Il n'y a donc pas de capacité de réflexion dans la phobie puisque la faculté de raisonnement y est abolie. Ainsi, tout individu homophobe devrait être incapable d'argumenter et de construire un raisonnement pour expliquer ce qu'il pense. Pourtant, de nombreux opposants réussissent à proposer des raisonnement calmes et posés, des raisonnements qui méritent d'être examinés et entendus. On peut donc légitimement douter de la justesse de l'utilisation qui est faite dans l'article du terme « homophobe ». Cependant, en se servant du prétexte de la lutte pour la tolérance et l'égalité, on a le sentiment que c'est précisément cette discussion que refusent des gens comme Michel Onfray. Qui plus est, comme si un refus pur et simple ne lui suffisait pas, Onfray accouche d'un magnifique argument ad hominem en associant les opposants au mariage homosexuel aux discours religieux.



En effet, la chose est simple : être réfractaire au mariage homosexuel c'est être homophobe, les religions sont fondamentalement homophobes, les opposants suscités sont donc assimilables en droit au discours religieux. Cela tombe bien car chacun sait que Onfray a fait du combat contre toute forme de croyance religieuse son principal cheval de bataille. Ainsi, dire que les opposants au mariage homosexuel sont soit des croyants hargneux, soit des psychanalystes conservateurs (affirmation démentie par l'engagement de plusieurs psychanalystes en faveur du mariage homosexuel) dispense d'examiner leurs arguments puisque leur supposée appartenance à l'une ou l'autre de ces pensées les discrédite a priori. En basant son argumentation sur l'hypothèse d'une solidarité qui unirait étroitement le discours de ceux qui sont réticent à l'ouverture du mariage aux homosexuels et les discours religieux et psychanalytique, Onfray ne démontre rien d'autre que son refus de réfléchir en dehors de la nouvelle idéologie du Bien et des jugements moraux à l'emporte pièce qui lui tiennent lieu de pensée critique. Ce comportement ne serait pas si problématique s'il ne venait de quelqu'un qui se dit et qu'on dit philosophe.



S'il faut malgré tout répondre à Michel Onfray, je propose de reprendre la remarque faite par Clément Rosset, un autre philosophe. Dans l'émission de France 3 Ce soir (ou jamais !) (22/01/2013), Rosset rappelle qu'il existe une distinction extrêmement importante entre égalité et identité. Or il semble que la contradiction interne que contient le désir de certains homosexuels qui veulent se marier a tout à voir avec cette confusion. D'une part, ils veulent marquer leur différence et ils désirent qu'elle soit reconnue par la société. Mais, d'autre part, ils ne peuvent s'empêcher d'invoquer le principe d'égalité pour justifier leur envie de faire comme tout le monde. Cette situation problématique relève, d'après Rosset, de cette tendance humaine (trop humaine) à désirer une chose tout en désirant aussi son contraire. De fait, l'incohérence de ces désirs pourrait bien provenir de l'amalgame qui est fait entre égalité et identité. On a raison de vouloir la plus grande égalité possible, à tous les niveaux, entre les sexes. Désormais seuls les plus sots des imbéciles sont opposés à ça. Mais il ne faudrait pas oublier que égalité ne signifie pas identité et réciproquement. Assimiler l'un de ces deux termes à l'autre a pour effet d'embrouiller complètement la pensée.



Enfin, Rosset demande, avec la malice qui le caractérise, pourquoi ce débat surgit soudain dans la sphère publique à un moment où il semble que des sujets bien plus graves méritent l'attention. La réponse est simple : l'ennui faisant, il faut bien se distraire et parler de quelque chose qui mette en branle l'émotivité de la populace. Or, on a pas tellement envie de « se prendre la tête » ou de consacrer son attention à des thèmes jugés un peu trop abruptes comme la guerre ou la situation économique. Par conséquent, on en revient toujours aux mêmes thèmes et aux mêmes entreprises, d'ailleurs très bien décrits par Philippe Muray en son temps, à savoir : « l'interdiction de se moquer ou de caricaturer (tout le monde est respectable) ; la victimocratie ; le primat des larmes et de l'émotion, mélange radioactif de résidus de gauchisme et de puritanisme ; le terrorisme du cœur ; le chantage au moi comme authenticité, comme preuve (et finalement comme œuvre : « Il me suffit d'exhiber mes blessures et d'appeler ça de l'art. Reconnaissez mes blessures comme de l'art et taisez-vous ! ») ; le rôle épurateur des émissions comme « Apostrophes », leur longue mission de nettoyage éthique et de formation de nouvelles générations d'« auteurs » consensuels ; la confusion organisée des sexes alors qu'un bon romancier est toujours un très ferme différenciateur des sexes) ; la propagande homophile acceptée lâchement comme style de vie général (« On est tous un peu homos ») ; [etc] ».



On aurait tort de se laisser endormir l'esprit critique par des pamphlets incohérents comme celui que signe Onfray avec cet article. Sous prétexte de philosophie, ce dernier ne fait que contribuer à intensifier l'assourdissante mélodie consensuelle au sein de laquelle toute pensée dissonante est sanctionnée par l'assimilation à la psychiatrie et/ou à l'intégrisme religieux. Il n'est donc pas aisé de penser dans ces conditions. Heureusement, il reste ça et là quelques hérauts du gai savoir qui donnent envie de réfléchir et dont la pensée critique ne se limite pas à cette sorte d'« autonégativité intersubjective » mise en scène un peu partout et qui consiste à faire s'affronter deux camps dans des controverses où les plus lucides d'entre nous savent très bien que le camps qui n'entre pas d'office dans le ou bien/ou bien (« ou bien vous êtes pour le mariage homosexuel, ou bien vous êtes d'affreux homophobes ») pré-imposé est éliminé par avance.



lundi 28 janvier 2013

Mozart : la joie malgré tout


 


« Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l’espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. (…) Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est œuvre de réflexion et de philosophie. Je parle d’un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser. (…) Celui-là s’attachera aux couleurs et aux formes, et comme il aime la couleur pour la couleur, la forme pour la forme, comme il les perçoit pour elles et non pour lui, c’est la vie intérieure des choses qu’il verra transparaître à travers leurs formes et leurs couleurs. Il la fera entrer peu à peu dans notre perception d’abord déconcertée. Pour un moment au moins, il nous détachera des préjugés de forme et de couleur qui s’interposaient entre notre œil et la réalité. Et il réalisera ainsi la plus haute ambition de l’art, qui est ici de nous révéler la nature. (…) D’autres creuseront plus profondément encore. Sous ces joies et ces tristesses qui peuvent à la rigueur se traduire en paroles, ils saisiront quelque chose qui n’a plus rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie et de respiration qui sont plus intérieurs à l’homme que ses sentiments les plus intérieurs, étant la loi vivante, variable avec chaque personne, de sa dépression et de son exaltation, de ses regrets et de ses espérances. En dégageant, en accentuant cette musique, ils l’imposeront à notre attention ; ils feront que nous nous y insérerons involontairement nous-mêmes, comme des passants qui entrent dans une danse. Et par là ils nous amèneront à ébranler aussi, tout au fond de nous, quelque chose qui attendait le moment de vibrer. — Ainsi, qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. »

Henri Bergson, Le rire.


« Ce que suscite en nous, du moins chez certains d'entre nous, la musique, est certes une émotion, mais une émotion toujours située dans le registre, avec un effet de plus ou de moins, d'intensité de joie ou de moindre intensité de joie ou de plaisir. Mais qui n'a rien à voir avec des spécialisations de cette joie dans des objets particuliers. Je pense aux mots de Spinoza : « L'Amour est la Joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure ». Eh bien la musique est la joie non-accompagnée de l'idée d'une cause extérieure. Ceci est amplement suffisant. En effet, quand vous êtes au paradis, pourquoi s'intéresser à autre chose ? (…) Mozart, c'est la Joie même. Il n'a jamais exprimé rien d'autre, même dans les morceaux qu'on troue très sérieux, un peu graves, etc. (…) Mozart incarne le miracle de la vie, le bonheur, la joie, la jubilation, l'allégresse. (…) Ce qui est plaisant, et même, ce qui est miraculeux dans la joie mozartienne c'est qu'elle côtoie toujours le néant et le désespoir. Elle est malgré tout et quand même mais sans le coté volontariste de la musique de Beethoven. Les œuvres de Mozart et de Beethoven représentent d'ailleurs deux univers opposés, antithétiques même. La nature de l'émotion joyeuse chez Mozart, c'est le gamin qui sifflote alors qu'il a tout perdu. Tandis que chez Beethoven, on assume de manière beaucoup plus difficultueuse me semble-t-il. »

Clément Rosset


« Chaque membre de l'orchestre est un individu et pourtant l'orchestre forme une unité. Peut-être ne peut-on comparer cela qu'au vol des oiseaux. J'ai toujours été fasciné de voir comment 300 oiseaux peuvent être dirigés par une volonté commune. De toute évidence, ils sont dépourvus de leader et pourtant leurs mouvements sont parfaitement coordonnés et exquisément beaux. »

Herbert von Karajan




A lire également :
- "Mozart, la joie, le tragique" (2006) un très bel article de 
"Musique et mélancolie" sur le blog du Lorgnon Mélancolique.

vendredi 11 janvier 2013

La prostitution libre n'existe pas !


Chacun aura certainement remarqué que ces derniers temps la société française est agitée par moult débats. Certains s'empoignent au sujet du « mariage pour tous » (on en parlait ici-même et on en reparle ), d'autres se disputent autours de la question de la prohibition de la prostitution. Après la lecture d'un article très éclairant écrit par une actrice du milieu en question, j'ai désiré me pencher ici sur le rapport qu'entretiennent la prostitution et la notion commune de liberté individuelle.

D'abord, afin de former une idée claire de ce dont on parle, il nous faut définir ce qu'on entend par « prostitution ». Selon la définition communément acceptée, il y a prostitution lorsqu'un individu (quel que soit son sexe) consent à avoir des relations sexuelles avec différents partenaires dans un but lucratif.

Face à cette pratique, on a affaire à deux discours antagonistes. Il y a d'abord ceux qui défendent une position dite abolitionniste. Ils se caractérisent par une conception progressiste de la politique sociale. C'est pourquoi le discours abolitionniste s'accompagne généralement de l'idée que certaines choses ne peuvent pas faire l'objet de transactions économiques. Par conséquent, il s'agit pour eux de s'opposer à la domination du tout marchand qui réduit les individus au rang de choses, ainsi qu'aux idéologies issues du patriarcat qui sont, aux dires de certaines féministes, à l'origine de la légitimation de la prostitution des femmes. Enfin, l'un des principaux arguments des abolitionnistes est de remarquer que puisque la majorité des prostitué(e)s n'ont pas fait le choix d'être ce qu'elles (ils) sont et que leur pratique se fait sous la contrainte alors cette pratique n'est donc pas légitime.

Les opposants à l'abolitionnisme, quant à eux, accusent leurs adversaires de dissimuler ce qui est en fait une posture morale. Ils y voient un dangereux paternalisme (arguments récurent chez des penseurs libéraux comme Ruwen Ogien, qui défendent la liberté de se prostituer au nom de la neutralité axiologique de l'État, ce qui à mes yeux est un oxymore comme nous le verrons plus loin), une résurgence des idéologies religieuses, l'aveu d'opinions réactionnaires, ou bien encore un penchant pour l'autoritarisme. Pour les opposants au projet d'abolition de la prostitution, il est faux de dire qu'une majorité de prostitué(e)s exercent leur « profession » sous la contrainte. Au contraire, selon eux, la plupart des prostitué(e)s sont absolument libres. Notons que cette position révèle que les esprits fonctionnent sur le modèle restreint « soit on est absolument libre et ce qu'on fait est donc légitime, soit on est en esclavage » et que cela ne va pas sans poser problème. Les non-abolitionnistes pensent cependant qu'il est nécessaire d'accorder plus de liberté à ceux qu'ils n'hésitent pas à appeler les « travailleurs du sexe ». En effet, selon Morgane Merteuil, secrétaire générale du syndicat du travail sexuel, les lois ne font qu'entraver l'activité professionnelle des prostitué(e)s en les privant de la possibilité de proposer explicitement leurs services et, par voie de conséquence, cela empêche aussi la création d'un véritable "espace de travail". Enfin, les opposants dénoncent l'abolitionnisme comme un facteur de dissensions, qui divisent les principales concernées pour mieux régner sur elles. Car, déclarent-ils, sous des prétentions égalitaires, les abolitionnistes refusent aux femmes la possibilité de s'affranchir et d'acquérir leur autonomie par l'engagement dans la vie professionnelle.

Beau projet, n'est-ce pas ?
Il me semble qu'on trouve dans chacune de ces positions des arguments plus ou moins pertinents. Néanmoins, on notera qu'elles soulèvent toutes les deux un grave problème. En effet, abolitionnistes et non-abolitionnistes voient dans le choix individuel (pensé comme étant nécessairement rationnel) et la liberté que cela suppose un critère décisif pour légitimer la prostitution ou la contester. Sera déclaré(e) libre un(e) prostitué(e) qui consent à exercer son activité de son plein gré. Or, ce type de prostitution semble plus ou moins passer au second plan de la critique des abolitionnistes puisqu'ils avouent viser prioritairement les individus qui se prostituent sous la contrainte. Quant aux non-abolitionnistes, la libre prostitution, celle qui est selon eux pleinement consentie, est le credo sur lequel ils surfent ouvertement.

Mais peut-on vraiment parler de choix libre lorsqu'on aborde la question de la prostitution ? Les prostitué(e)s ont-ils (elles) choisi, de manière libre et inconditionnée, de mettre leur corps (et donc, aussi leur esprit) à la disposition de leurs clients ? Ont-ils (elles) vraiment eu à sélectionner parmi un panel de différents possibles celui dans lequel ils (elles) se sont engagés ? Il me semble que répondre positivement à ces question relèverait d'un rapport hallucinatoire au monde. En effet, le discours que tiennent les défenseurs de la prostitution librement choisie manifeste un des défauts typique des pensées du sujet souverain. On est conscient qu'il se passe quelque chose, mais on méconnait les déterminations qui sont à l'œuvre, et même, on refuse d'envisager que les prétentions à la maîtrise de soi ne soient que des illusions rétrospectives dont sont victimes les sujets qui se rapportent à leurs propres actions. On voit bien que des personnes se prostituent, mais cette seule notion semble écraser toute idée de ce qui les propulse par ailleurs, de ce qui les met en mouvement, c'est-à-dire ce sans quoi leur désir demeurerait indéterminé. Ce que vise les individus qui se prostituent, et qui ne nous apprend que peu de chose sur la dynamique même qui les propulse, leur visée donc s'impose à notre esprit et nous pousse à regarder les choses à l'envers. Quelque chose a déterminé quelqu'un à envisager d'accomplir certains actes, ces actes ont abouti à un certain résultat (en l'occurrence, le fait de se prostituer). Or, étonnamment ce processus nous apparaît rétrospectivement de manière inversée : nous envisageons que c'est le résultat (c'est-à-dire : avoir des relations sexuelles dans un but lucratif), devenu fin, qui est la cause du comportement de l'individu. Et de fait, nous agissons tous en vue de quelque chose, mais tout le problème vient de ce que nous ignorons généralement comment ce que nous désirons accomplir en est venu à se proposer à notre entendement. Dès lors, pour combler les vides et préserver une vision enchantée de la condition humaine, on est tenté d'affirmer que si on agit de telle ou telle manière, c'est parce qu'on en a décidé ainsi, librement et souverainement. Ainsi, on aura tendance à conclure que quiconque à décidé de se prostituer sans y être contraint par la force l'a fait en toute liberté. Par conséquent, si on s'en tenait à ce seul raisonnement, personne ne pourrait critiquer la valeur et la légitimité des actes des personnes qui se prostituent "librement".

Si seulement les choses étaient si simples ! Mais il n'en est rien. Il me faut préciser, par souci de compréhension, que je pars d'un point de vue résolument déterministe, ou plutôt nécessitariste, ainsi que d'un naturalisme intégral. Ceci nous conduit à penser que rien, pas même l'homme, n'échappe à l'ordre commun des causes et des effets. Autrement dit, cela revient à affirmer que la condition humaine ne bénéficie pas d'une extraterritorialité privilégiée au sein de l'univers, l'homme n'est pas « un empire [de raison] dans [l'empire de la nature] ». Or, si on part du principe (qui est aussi à la base, me semble-t-il de l'activité scientifique) que le règne de la nécessité est absolu, alors les notions de contingence et de capacité de choisir librement entre plusieurs futurs alternatifs perdent tout sens. Je reprends cette idée à Spinoza qui déclare que « La volonté ne peut pas être dite cause libre, mais seulement cause nécessaire. » puis qui ajoute que « Aucune volition ne peut exister ni être déterminée à agir si elle n'est déterminée par une autre cause, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi de suite à l'infini (…) de quelque manière que l'on conçoive la volonté, comme finie ou infinie, elle requière une cause par laquelle elle et déterminée à exister et à agir » (Éthique, I, 32). Or donc, si nous prétendons généralement être libre d'arbitre, ce n'est que par suite de la combinaison de notre conscience et de notre méconnaissance de nous-même, nous sommes conscients de nos actions mais ignorant quant aux causes qui les déterminent. Pour nous en convaincre, Spinoza s'écarte des cas classiques qu'on a l'habitude de citer pour conforter les hommes dans l'illusion sécurisante de leur propre souveraineté sur eux-mêmes. Il va plutôt voir du coté des anomalies qui en disent long : « L'homme ivre croit (…) par un libre décret de l'esprit dire des choses que devenu lucide, il voudrait avoir tues; de même le délirant, la bavarde, l'enfant et un grand nombre d'individus de même sorte croient parler par un libre décret de l'esprit alors qu'ils sont incapables de contenir l'impulsion de parler » (Éthique, III, 2, scolie). Il convient donc d'envisager la croyance en la liberté de la volonté comme un concept négatif puisqu'elle n'est après tout que l'envers de nôtre ignorance. Ceci nous permet d'envisager tout autrement le discours habituellement tenu sur la prostitution.1

Personne n'a décidé de se prostituer, mais tous ceux qui se prostituent le font parce qu'ils ont été vaincus par des causes extérieures. En effet, si on accepte que se prostituer ne représente pas un acte anodin, c'est-à-dire que,  contrairement à ce que se plaisent à dire certains apologistes de la professionnalisation du service sexuel, se prostituer ne requière pas le même degré d'implication intime qu'un travail dans une usine ou un supermarché, si on accepte que cela entraîne souvent des comportements autodestructeurs chez les prostitué(e)s (prise de drogues, addictions diverses, etc), et qu'on accepte aussi l'idée que chaque fois que quelqu'un adopte un comportement autodestructeur il ne le fait pas de son propre chef mais est nécessairement déterminé à le faire par des causes qui lui viennent du dehors, alors on est inéluctablement conduit à en conclure que lorsque quelqu'un se prostitue il y est contraint par des causes extérieures à lui-même, que cela ne provient pas d'un libre décret de sa propres volonté mais qu'il est déterminé à adopter cette solution par le cadre général de la société au sein de laquelle il évolue.

On pourra me rétorquer que je produit un discours fataliste, que si la liberté est une illusion, alors nous revenons à "des périodes sombres de notre histoire" et qu'il ne reste plus aux gens qu'à subir leur destiné. Néanmoins, il me semble qu'il s'agit d'un argument très faible car témoignant d'une compréhension déformée de ce qu'est la nécessité. En effet, je pense que le déterminisme n'enlève pas toute possibilité d'action aux hommes. En revanche, si fatalisme il y a, peut-être peut-on en trouver un échantillon particulièrement corsé chez les tenants de la société du moindre mal pour qui il faudrait se satisfaire d'accompagner le mouvement du "progrès" en laissant se développer la professionnalisation du service sexuel, parce que c'est ainsi que va le monde, le marché se développe et si des individus désirent contracter entre eux personne ne devrait les en empêcher. Pour eux, la loi devrait reculer devant le pouvoir du contrat (chose bien pratique pour le développement du marché). Or, comme le remarque Alain Supiot, cette dynamique a la fâcheuse tendance de reféodaliser le lien social. Qui plus est, il me semble que toute personne plus ou moins dotée de bon sens et d'un minimum de décence rechignerait à l'idée d'une société où le service sexuel serait une filière professionnelle comme une autre et où la prostitution serait devenue un job anodin. Or, on a le sentiment que les zélateurs de la professionnalisation du travail sexuel ne se rendent pas compte que c'est ce paradigme que porte en lui leur discours. Qui plus est, je ne suis pas persuadé que les partisans de la libéralisation du travail sexuel répondent positivement si on demandait, à eux ou à un de leurs enfants, de se prostituer. Après tout, si la prostitution représente une vocation comme une autre, on ne devrait pas rechigner à voir l'un de ses proches s'y engager si il y consent librement sans y être contraint.

Alors que faire ? Faut-il, au nom de la liberté individuelle, promouvoir la libéralisation du travail sexuel ? Ou bien faut-il, toujours au nom de la liberté individuelle, durcir la législation visant à réprimer la prostitution et projeter de "libérer" par la force les individus qui y sont impliqués ? Si on accepte d'envisager la prostitution avant tout comme un problème social, c'est-à-dire comme un effet du cadre général au sein duquel évoluent les individus, et non plus comme l'effet de leur libre décision, alors la question qu'il faut se poser en priorité, avant même de se laisser hameçonner par l'idéologie libérale ou l'idéologie féministe, est de savoir comment développer des alternatives viables à la prostitution. Car, qui en vient à se prostituer le fait parce qu'il n'a pas pu envisager d'autre moyen d'investir sa puissance d'agir. C'est pourquoi, il semble que c'est le rôle d'une société décente que d'élaborer un ensemble de mesures qui dispensent les agents ne serait-ce que de se demander s'ils vont adopter la prostitution comme moyen de subsistance, autrement dit, c'est le rôle d'une société décente que de déterminer les agents qui habitent ses structures de façon à ce qu'ils n'adoptent pas la prostitution comme moyen de subsistance. Comment ? Si l'on puise à nouveau chez Spinoza de quoi alimenter notre raisonnement, on dira qu'il s'agit de constituer un affect commun assez puissant pour orienter la puissance de la multitude vers une voie qui dispense les individus d'en venir à vendre leurs intimité pour assurer leur reproduction matérielle. Autrement dit, il s'agirait de rendre éminemment désirable la vie humaine, c'est-à-dire « une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et l'accomplissement des autres fonctions communes à tous les autres animaux, mais principalement par la vie de l'esprit, par la raison et la vertu » (Spinoza, Traité Politique, V, §5). Concrètement, une réforme du cadre général pourraient passer par les mesures que propose Lilian Mathieu, sociologue au CNRS : « le relèvement des minimas sociaux, une politique du logement, de santé... un ensemble de choses qui permette aux gens de ne pas rentrer dans la prostitution ou d’avoir d’avantage le contrôle de leur existence » (sources). Cependant, on reconnaîtra, comme lui que « ça n’est pas une politique spécifique à la prostitution », que cela demanderait une réforme importante de la politique publique en général. Tout nous pousse donc vers le constat que de telles mesures ne sont pas encore à l'ordre du jour. Cependant, rien n'est encore perdu et la réflexion autours de la question de la prostitution doit continuer, tout du moins pour ceux et celles que le projet d'une société décente intéresse encore.


Mise à jour (30/01/2013) : L'ami Gromovar a porté à notre connaissance un article publié par Libération qui constitue une excellente illustration de ce qu'on s'est efforcé d'expliquer dans ce billet.


 1. Sur la question de la liberté, je me suis appuyé sur un l'excellent article de Frédéric Lordon, disponible ici. 

mercredi 9 janvier 2013

"Sans musique la vie serait une erreur"

Lecteur, sache que l'auteur de ce blogue goûte avec délice la musique baroque. D'ailleurs, débordé qu'il est par sa propre délectation, il se sent l'envie de t'y convier toi aussi.

Or donc, cher lecteur, nous te proposons ici rien moins que de plonger dans l’œuvre de Vivaldi. Pour cela, nous te suggérons l'écoute du très puissant premier mouvement du Concerto in G minor, RV 416 :




Dieu (et ça n'est pas peu dire puisque le compositeur était prêtre) que c'est bon ! N'est-ce pas ? Tu auras certainement perçu la puissance de cette musique. As-tu noté combien sont délicieux les échanges entre l'orchestre et le soliste ? Comme l'orchestre sait revenir à l'assaut de nos sens par vagues successives afin de nous emporter au large comme les vagues le feraient avec un simple coquillage ? Pour nous, nous avons le sentiment que l'ensemble du morceau n'est qu'une préparation visant à nous mettre en condition pour sentir comme il faut le mouvement grandiose qui débute à 2:48.
 
Un détail nous semble intéressant à signaler : il faut savoir que Vivaldi a exercé une influence importante sur le grand Jean-Sébastien Bach. Ce dernier a en effet retranscrit de nombreuses œuvres du prêtre roux (c'est ainsi qu'on surnommait Vivaldi) et il s'est inspiré du style d'écriture musicale de Vivaldi pour composer plusieurs de ses propres œuvres. Nous ne résistons pas à l'envie de te proposer d'écouter quelques œuvres du maître, composées sur le modèle de celle du virtuose italien.

Concerto in A Minor for Violin, BWV 1041 Allegro :



Concerto for two Violins d-minor BWV 1043 (Ce morceau est un de nos favori dans l'oeuvre de Bach, nous lui trouvons une puissance et une magnificence rarement égalée, qui plus est, il est joué ici par de bien charmantes créatures) :

 
Concertos pour un ou plusieurs clavecins et orchestre BWV 1052 :


Dans l’Éthique, Spinoza définit la joie comme "le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection" (Éthique, III, déf. affects II) il ajoute ailleurs "j'appelle, en outre, l'affection de la joie, rapportée à la fois à l’Âme et au Corps, chatouillement ou gaité" tout en précisant que "le chatouillement (...) se rapporte à l'homme quand une partie de lui est affectée plus que les autres" tandis qu'il y a "gaité (...) quand toutes ses parties sont également affectées." (Éthique, III, XI, scolie). Dès lors, armés de cette définition de la joie, nous pouvons nous écrier avec Nietzsche que "sans musique la vie serait une erreur" ! Comment hors d'elle pourrions-nous ressentir une réelle gaité ? Comment même pourrions-nous appréhender la réalité du monde sans des œuvres comme celles de Vivaldi et de Bach ? En effet, si l'on en croit Schopenhauer "Il ne faut pas comprendre la musique comme si elle était un fait du monde, mais il faut comprendre le monde comme s' il était musique".

Ainsi, cher lecteur, nous souhaitons avoir contribué à ce que tu passes d'une moindre à une plus grande perfection, et cela non pas par le simple chatouillement d'une des parties de ton corps par ces quelques mélodies, mais plutôt par la voie de la gaité, cette joie qui nous enveloppe entièrement. Car il nous semble que c'est uniquement par la musique qu'on parvient véritablement à la gaité ainsi qu'a une compréhension authentique du monde.