« Ne se suicident que les optimistes, les optimistes qui ne peuvent plus l'être. Les autres, n'ayant plus aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-ils de mourir ? »
Cioran, Syllogismes de
l'amertume.
Comment vivre dans un
monde où toute forme d'espoir a disparu ? Et même, le peut-on
vraiment ? C'est une des questions que pose Cormac McCarthy avec La
route (2006). Et on dirait bien que cette question a trouvé un
écho favorable auprès de nombreux lecteurs puisque le roman a obtenu le
prestigieux prix Pulitzer en 2007 et s'est vu adapté (brillamment
à notre avis) sur grand écran en 2009.
On a coutume de penser
que tout récit doit avoir un début, un milieu et une fin. Pas La
route. Ici le lecteur est jeté dans le récit comme un cheveux
tomberait dans un bol de soupe. On a qu'une idée vague de la catastrophe qui est advenue avant notre arrivée et on en saura pas plus une fois le livre refermé. Néanmoins,
le plus étonnant est peut-être qu'on se surprend à ne pas avoir
envie d'en savoir plus. On sait seulement que le monde est mourant et
qu'il nous faut suivre deux personnages anonymes en la compagnie
desquels McCarthy nous place. Étrangement, cela nous suffit. On se
satisfait de parcourir un monde à l'agonie en compagnie d'un père et
de son fils, de souffrir en même qu'eux lorsqu'ils ont faim et froid. On partage le temps de quelques pages leur peur lorsqu'il faut
échapper aux autres humains, devenus des bêtes (ont-ils jamais été
plus que cela d'ailleurs). On admire leur capacité à se réjouir
malgré le monde. Tout n'est plus que froid glacial, humidité
constante, pénombre presque permanente et cendres, et alors ? Pour
les survivants, il n'est plus question de passé, et le seul avenir
qu'on est en mesure d'envisager est réduit à l'espace qui sépare
l'instant présent de « tout à l'heure ». Dans ces
conditions, rares sont ceux qui ont pu rester humains. Le monde n'est
donc plus parcouru que par des cadavres en sursis et des hordes
d'esclavagistes cannibales qui élèvent leurs femmes comme du
bétail. Ainsi, la mort est une compagne de tous les instants que
l'on apprend à ne plus craindre.
C'est dans ce décors
qu'un homme quelconque tente de survivre tout en élevant son enfant.
Survivre, oui, mais pourquoi ? se demandera le lecteur habitué à
raisonner en terme de but. En effet, sans but à poursuivre la vie
n'a aucun sens. Et si la vie n'a pas de sens à quoi bon la vivre ?
Tout simplement en ne se posant plus la question. L'homme continue à
vivre malgré tout, sans se pencher excessivement au dessus du
gouffre de l'avenir. Et il semble que c'est ce qui le sauve de la
folie et du suicide. Il n'est plus qu'une fonction de son enfant et c'est ce qui le sauve de lui-même.
Et l'enfant dans tout ça ? L'enfant est le dernier lien qui attache l'homme à la vie
humaine. Il est celui qui rappelle naïvement que si la morale n'a
plus de raison d'être dans un monde où les hommes ont cessés
d'être des humains, au moins reste-t-il une éthique qui distingue
les « gentils » et les « méchants ».
L'enfant rappelle à l'homme son humanité perdue et c'est pourquoi il
est aussi ce qui le sauve. Il est son garant : « S'il n'est pas
la parole de Dieu, alors Dieu n'a jamais parlé ». L'enfant est le rappel vivant du fait qu'il y a des choses qui ne se font pas,
qu'il reste du beau même au sein d'un monde à l'agonie.
Il s'agit d'un grand
roman déterministe. On y rencontre pas les habituels individus libres et souverains
mais on y fréquente des personnes dont l'état intérieur dépend complètement des
conditions dans lesquelles ils évoluent. Au bord de l'inanition,
l'homme et l'enfant n'envisagent plus que la mort, leurs perspectives sont plus que jamais restreintes. Et si l'homme
réussit à déployer suffisamment de puissance pour finir par
trouver de quoi les sauver tout les deux, ça n'est jamais que motivé
par son rôle de fonction de l'enfant. Lorsqu'ils découvrent par
hasard un bunker regorgeant de nourriture, leurs perspectives
s'élargissent aussitôt et ils se sentent de nouveau puissants. Nul
part on ne trouvera dans ce roman d'éloge de la « force
intérieure ». Il s'agit plutôt d'un constat sans appel de
l'état de servitude des hommes et de ce que l'on est jamais plus humain
que lorsqu'on s'efforce de composer le mieux possible avec le
vouloir qui nous veut. Car, si les hordes cannibales sont devenues ce
qu'elles sont, des monstruosités, c'est à force de lutter contre le
réel. Si ces individus en sont venus à élever leurs semblables
comme du bétail et à dévorer leurs propres nouveaux-nés, c'est
parce qu'ils n'ont jamais consenti se composer avec le réel.
Comment se fait-il que,
dans une société qui n'a de cesse de valoriser l'espoir sous toutes
ses formes, un roman qui dépouille presque sauvagement le réel de
toute espérance ait reçu un tel accueil ? Dans les dernières pages
de La beauté, Frédéric Schiffter nous donne quelques
éléments utiles pour répondre à cette question : « Dans Le
Principe de cruauté, Clément Rosset rappelle que cruor
en latin, « d'où dérive crudelis (cruel), ainsi que
crudus (cru, non digéré, indigeste), désigne la chair
écorchée et sanglante ». Or, ajoute-t-il, « la réalité
est cruelle et indigeste » dès lors qu'on la voit dépiautée
– pénible expérience quand il s'agit d'une perception immédiate,
mais plaisante expérience quand il s'agit d'une perception médiate.
L'art est la représentation plaisante de la cruauté de la réalité.
En s'y inscrivant, et en nous offrant des visions, des aperçus, et
même des agrandissements, il nous met, provisoirement, à
distance d'elle, distance nécessaire pour en prendre
connaissance. C'est en cela que la beauté entretient un rapport
étroit avec le savoir et, par là avec la vérité – entendue
comme la conformité de la pensée à la réalité. Les plus belles
œuvres sont celles qui nous révèlent des vérités sur le monde et
sur nous-mêmes, à commencer par ce qui nous arrive et nous attend
de plus douloureux. » (La beauté, p. 119-120). La
route est une de ces œuvres
rares qui, par l'harmonie de leur forme et de leur fond, arrivent à
montrer un fragment de la réalité crue de la condition humaine. En
l'occurrence, elle montre la condition de l'homme hors de l'espoir,
cette « joie inconstante née de l'idée d'une chose passée ou
future de l'issue de laquelle nous doutons en quelque mesure »
(Spinoza, Éthique,
III). En tant que fiction, elle installe une distance suffisante pour
que le lecteur puisse accéder brièvement au réel tel qu'il est, et
qu'il se familiarise avec sa cruauté et avec ce
que cela suscite en lui. Finalement, ce roman suggère même,
nous semble-t-il, que c'est lorsqu'ils cessent d'espérer que les
hommes sont réellement dignes et estimables (on pense ici aux
derniers instants du père). On y rencontre donc des vérités précieuses à propos du
monde, des hommes et de nous-mêmes (car les personnages ne sont
que des archétypes que chacun peut investir à loisir). Par
conséquent, on ne peut que recommander la lecture de cet excellent
roman.
D'autres l'ont lu et en ont parlé : Gromovar, Guillaume, Cédric Ferrand, Tigger Lilly, Nebal, Arutha, Maëlig