lundi 25 mars 2013

Du caractère névrotique de l'espérance #2

cas typique de satisfaction d'ordre compensatoire et hallucinatoire. 
« C'est pourquoi on doit rétorquer, à ceux qui reprochent à l'approbation inconditionnelle de la vie, en quoi consiste la joie, d'approuver du même coup toutes les outrances et cruautés humaines, que cet argument est invariablement avancé par ceux à qui justement manque la force de vivre et qui espèrent confusément qu'en faisant reculer scandales et horreurs perpétrés par l'homme – tâche justifiée et honorable – on réussira aussi à en finir avec le malheur inhérent à l'existence – pensée névrotique. Car il n'est guère de souci du mieux-vivre, surtout lorsque celui-ci prend le pas sur toute autre attention prêtée à l'existence, qui ne soit l'expression directe, ou à peine voilée, de cette incapacité à vivre tout court à laquelle se résume l'essentiel du dérangement mental. Tout « progrès » – ou plutôt toute idéologie progressiste, je veux dire toute attention excessive et enthousiasme suspect à l'endroit de ce qu'il y a, ou pourrait y avoir, d'effectivement amélioré dans la condition des hommes – sous-entend en effet et inévitablement le projet fou d'une résolution des maux essentiels par une diminution ou une suppression des maux accidentels : comme s'il pouvait suffire d'une découverte scientifique ou d'une meilleure organisation sociale pour arracher les hommes à leur nature insignifiante et éphémère, autant dire d'une amélioration de l'éclairage municipal pour triompher du cancer et de la mort. Cette estompe de l'essentiel, auquel on ne peut rien, au profit de l'inessentiel, sur lequel on peut agir, autorise sans doute une satisfaction d'ordre compensatoire et hallucinatoire. Mais elle est aussi, je le répète pour terminer, la marque d'une aberration profonde, d'une confusion à caractère nettement pathologique même si elle est le fait courant de personne que nul ne songerait à faire soigner, – et ce à juste titre d'ailleurs, et doublement juste : car il s'agit généralement là d'une folie à la fois sans remède et sans réelle gravité ; encore qu'elle puisse, il est vrai, entraîner à l'occasion quelques inconvénients sérieux pour l'entourage, comme en témoigne le succès politique de certaines idéologies collectives. »

Clément Rosset, La force majeure (p. 29-30)

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