cas typique de satisfaction d'ordre compensatoire et hallucinatoire. |
« C'est pourquoi on
doit rétorquer, à ceux qui reprochent à l'approbation
inconditionnelle de la vie, en quoi consiste la joie, d'approuver du
même coup toutes les outrances et cruautés humaines, que cet
argument est invariablement avancé par ceux à qui justement manque
la force de vivre et qui espèrent confusément qu'en faisant reculer
scandales et horreurs perpétrés par l'homme – tâche justifiée
et honorable – on réussira aussi à en finir avec le malheur
inhérent à l'existence – pensée névrotique. Car il n'est guère
de souci du mieux-vivre, surtout lorsque celui-ci prend le pas sur
toute autre attention prêtée à l'existence, qui ne soit
l'expression directe, ou à peine voilée, de cette incapacité à
vivre tout court à laquelle se résume l'essentiel du dérangement
mental. Tout « progrès » – ou plutôt toute idéologie
progressiste, je veux dire toute attention excessive et enthousiasme
suspect à l'endroit de ce qu'il y a, ou pourrait y avoir,
d'effectivement amélioré dans la condition des hommes –
sous-entend en effet et inévitablement le projet fou d'une
résolution des maux essentiels par une diminution ou une suppression
des maux accidentels : comme s'il pouvait suffire d'une découverte
scientifique ou d'une meilleure organisation sociale pour arracher
les hommes à leur nature insignifiante et éphémère, autant dire
d'une amélioration de l'éclairage municipal pour triompher du
cancer et de la mort. Cette estompe de l'essentiel, auquel on ne peut
rien, au profit de l'inessentiel, sur lequel on peut agir, autorise
sans doute une satisfaction d'ordre compensatoire et hallucinatoire.
Mais elle est aussi, je le répète pour terminer, la marque d'une
aberration profonde, d'une confusion à caractère nettement
pathologique même si elle est le fait courant de personne que nul ne
songerait à faire soigner, – et ce à juste titre d'ailleurs, et
doublement juste : car il s'agit généralement là d'une folie à la
fois sans remède et sans réelle gravité ; encore qu'elle puisse,
il est vrai, entraîner à l'occasion quelques inconvénients sérieux
pour l'entourage, comme en témoigne le succès politique de
certaines idéologies collectives. »
Clément Rosset, La
force majeure (p. 29-30)
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