samedi 4 mai 2013

De la bêtise

De gauche à droite : cas de bêtise du premier degré, puis cas de bêtise du second degré


« De manière générale, la bêtise peut être considérée de deux points de vue : celui de son contenu, et celui de sa forme. La question du contenu de la bêtise pose un problème de recensement apparemment insoluble, qui est d'ailleurs étranger à la problématique de l'unique et de son double. On peut donc se contenter ici de décrire sommairement le contenu de la bêtise comme toute manifestation d'attachement à des thèmes dérisoires, ceux-ci inépuisables en nombre comme en variété. Mais, à contenu identique, la bêtise peut revêtir deux formes assez différentes, selon que l'adhésion au thème dérisoire est immédiate et spontanée, ou au contraire n'intervient que de manière différée ou réfléchie. Dans le premier cas, le thème est admis d'emblée, par hérédité ou environnement culturels, sans que soit posé le problème général de la bêtise, c'est-à-dire la question de savoir si le thème est intelligent ou non : bêtise du premier degré, irréfléchie et spontanée. Dans le second cas, le thème n'est admis qu'après mûre réflexion, c'est-à-dire qu'ici le problème de la bêtise a été envisagé soigneusement, et apparemment résolu – du moins du point de vue de l'intéressé – puisque le thème retenu n'a été sélectionné qu'à l'issue d'un examen critique des plus sévères, en sorte que le thème auquel on s'attache paraît définitivement à l'abri de la critique : bêtise du second degré, intériorisée et réflexive. Dans cette seconde forme de bêtise, on a pris conscience du problème de la bêtise ; on sait qu'il faut éviter d'être bête, et, à la lumière de ce scrupule, on a choisi une attitude « intelligente ». Naturellement, cette attitude n'est autre que la bêtise en personne, dont on pourrait dire, en paraphrasant Hegel, qu'elle est la « bêtise devenue consciente d'elle-même » : mais non point dans le sens où elle serait consciente d'être bête, consciente au contraire d'être intelligente, de constituer un relief de lucidité sur le fond de bêtise jadis menaçante, dont elle s'estime désormais définitivement affranchie.



Cette bêtise du second degré, apanage des personnes généralement considérées – à juste titre d'ailleurs – comme intelligentes et cultivées, est évidemment incurable : en quoi elle constitue une forme de bêtise absolue, à la différence de la bêtise du premier degré. On peut toujours espérer que cette dernière, immédiate et spontanée, est virtuellement intelligente : on peut l'imaginer détrompée un jour, à l'occasion d'une plus ou moins hypothétique prise de conscience. Cet espoir est vain dans le cas de la deuxième forme de bêtise : puisque la prise de conscience y a déjà eu lieu. L'imbécillité confirmée se trouve ainsi dans l'impasse voisine de celle de l'illusion : incurable de trop bien raisonner, comme Boubouroche est incurable de trop bien voir, dans la pièce de Courteline. »



Clément Rosset, Le réel et son double.


(L'idée de cette note m'est venue alors que je contemplais Jean-Michel Ribes qui ouvrait grand les vannes de sa bêtise et laissait couler librement le flot de son imbécilité dans l'émission Ce soir (ou jamais !) le 3 mai 2013)

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