jeudi 26 septembre 2013

De l'indignation et de ses vices




« Un double vice condamne (…) l'indignation à l'impuissance et au paradoxe. Le premier consiste à faire disparaître comme par magie l'objet qu'elle prétend prendre à partie, étouffant toute analyse dans l'œuf et interdisant par sa récusation préalable toute étude et toute prise en considération de l'objet qu'elle se propose de discréditer. La disqualification pour raisons d'ordre moral permet ainsi d'éviter tout effort d'intelligence de l'objet disqualifié, en sorte qu'un jugement moral traduit toujours un refus d'analyser et je dirais même un refus de penser – ce qui fait du moralisme en général moins l'effet d'un sentiment exalté du bien et du mal que celui d'une simple paresse intellectuelle. (…) C'est fort bien de s'indigner, encore faut-il s'indigner de quelque chose ; il est vain de s'acharner sur ce qui n'existe pas, ou du moins ce qui n'existe plus. Le second vice de l'indignation morale est de ne pas prendre garde au fait que ce contre quoi elle s'insurge est lui-même d'ordre moral et même moralissime : c'est là son insoutenable paradoxe. Une certaine imagination des valeurs morales, qui déclenche l'indignation en cas d'effraction de ces valeurs, s'en prend toujours, sans en avoir conscience, à une autre imagination des valeurs morales, plus déplaisante parfois mais certainement tout aussi morale, pour ne pas dire plus morale encore. (…) La morale ne conteste généralement que les partisans d'un surplus de morale, et (…) les crimes dont s'indignent les moralistes ont presque toujours été l'œuvre de personnes plus moralistes encore. »

Clément Rosset, « Cinq petites pièces morales », in Le démon de la tautologie.

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