« Un double vice condamne (…)
l'indignation à l'impuissance et au paradoxe. Le premier consiste à
faire disparaître comme par magie l'objet qu'elle prétend prendre à
partie, étouffant toute analyse dans l'œuf et interdisant par sa
récusation préalable toute étude et toute prise en considération
de l'objet qu'elle se propose de discréditer. La disqualification
pour raisons d'ordre moral permet ainsi d'éviter tout effort
d'intelligence de l'objet disqualifié, en sorte qu'un jugement moral
traduit toujours un refus d'analyser et je dirais même un refus de
penser – ce qui fait du moralisme en général moins l'effet d'un
sentiment exalté du bien et du mal que celui d'une simple paresse
intellectuelle. (…) C'est fort bien de s'indigner, encore faut-il
s'indigner de quelque chose ; il est vain de s'acharner sur ce qui
n'existe pas, ou du moins ce qui n'existe plus. Le second vice de
l'indignation morale est de ne pas prendre garde au fait que ce
contre quoi elle s'insurge est lui-même d'ordre moral et même
moralissime : c'est là son insoutenable paradoxe. Une certaine
imagination des valeurs morales, qui déclenche l'indignation en cas
d'effraction de ces valeurs, s'en prend toujours, sans en avoir
conscience, à une autre imagination des valeurs morales, plus
déplaisante parfois mais certainement tout aussi morale, pour ne pas
dire plus morale encore. (…) La morale ne conteste généralement
que les partisans d'un surplus de morale, et (…) les crimes dont
s'indignent les moralistes ont presque toujours été l'œuvre de
personnes plus moralistes encore. »
Clément Rosset, « Cinq
petites pièces morales », in Le démon de la
tautologie.
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